La noix de muscade: la drogue des prisonniers
Ce billet est le troisième d'une série de trois portant sur les drogues hallucinogènes. Le lecteur pourra consulter l'ensemble de la trilogie en consultant les billets de ce blogue portant l'étiquette hallucinogène.
Témoignage d'un ex-prisonier et ancien alcoolique, nommé P.R., extrait de Hoffer A & Osmond H (1967). The Hallucinogens. Academic Press, New York. ISBN 0-12-351850-4, pp. 52-54. Traduit par Miguel Tremblay.
Note du traducteur: L'utilisation alternée de la 3e personne (« il », « on ») et de la première personne (« je ») peut sembler étrange, mais est fidèle au texte original, où les mots anglais « one », « he » et « I » sont utilisés de cette manière.
Sur le comptoir de cuisine de la plupart des résidences, on trouve une des drogues les plus puissantes, une drogue vendue dans toutes les épiceries, utilisée par tous les cuistots et ignorée par tous les enquêteurs de la division des narcotiques du ministère de la justice. Même les hippies dans leur frénétique recherche de nouvelles sensations négligent son potentiel de créer des rêves et de stimuler la sensualité. Cette étrange drogue exotique qui provient de l'Orient est d'usage courant et, pourtant, malgré son air innocent d'épice, elle contient une substance chimique capable d'envoyer un personne hors de la réalité pour ressentir une transe hypnotique, où le monde des rêves dorés et de l'extase euphorique l'enlace.
Cette drogue, qui se retrouve parmi les épices de la cuisine, est connue sous le nom de noix de muscade.
Je n'ai jamais connu quelqu'un qui pouvait me dire comment les rares individus qui s'étaient perdus pendant des jours ou des semaines dans le monde irréel que cette épice peut produire, avait tout d'abord découvert que la noix de muscade était un narcotique aussi bien qu'une épice. Peut-être qu'un marin est tombé sur ce secret après s'être échoué sur une île tropical où elle pousse? Ou peut-être que les indigènes l'utilisent dans leurs rites religieux de la même façon que les Amérindiens communiquent avec les mondes des esprits à travers la transe du peyotl. Je l'ignore. Tout ce que je sais c'est que c'est horrible à prendre mais, une fois digérée, elle donne à la personne une paix de l'esprit et du corps jamais trouvée par la consommation d'héroïne ou de morphine.
Pour une raison étrange, la noix de muscade est une drogue qui semble être seulement utilisée en prison ou alors seulement par de rares individus. Je crois que la raison derrière ça est qu'il faut d'abord ingurgiter un breuvage répugnant. Ce breuvage doit contenir entre six et huit cuillères à soupe de noix de muscade. Elle est mélangée dans une tasse d'eau chaude. Le liquide est brassé frénétiquement jusqu'à ce que l'eau devienne d'un brun laiteux. Boire cette mixture est seulement le commencement. La noix de muscade ne se dissout pas et l'usager doit ingurgiter à la cuillère, aussi vite que possible, le reste de la mixture amère dans son estomac rebelle. Pour la demie-heure suivante, l'estomac essaie de s'en débarrasser mais l'usager héroïque combat la nausée et ne vomit pas.
Après environ 45 minutes, l'usager se retrouve à rire de tout d'une manière sotte. Peu importe ce qui est dit, ce qui est fait, ce qui est pensé, tout semble d'un ridicule amusant. Quiconque a fumé de la marijuana a expérimenté cette complète inhabilité à contrôler son rire. Certains ont même connu cette expérience avec le LSD.
Après 30 à 60 minutes de ce rire idiot, la bouche et la gorge commencent à s'assécher comme si on avait pris de l'atropine. Je crois que tout le système devient déshydraté parce que l'usager peut être jusqu'à 36 heures sans aller à la selle ou sans désir d'uriner. Lorsque la déshydratation prend place, les rires cessent et une grande léthargie s'empare de l'usager. Même si on peut penser qu'on peut s'étendre et lire, c'est impossible puisque nos yeux deviennent secs, rouges, contractés et il est impossible de les garder ouverts. La chose naturelle à faire est de s'étendre.
Une chose étrange survient lorsque quelqu'un commence à surfer sur la noix de muscade. J'en ai pris en solitaire dans un endroit où le plancher en béton faisait office de lit; et j'en ai pris où il y avait un lit confortable avec un matelas pour s'étendre. Cela n'avait aucune importance. Une fois que la léthargie prend le dessus, j'avais l'impression que je me reposais sur un nuage. Il semble qu'on ait tendance à s'étendre à plat sur le dos et que la léthargie est tellement grande que pas même un doigt ou un muscle ne bougera à moins d'y être forcé.
C'est lorsque la drogue prend vraiment le dessus que de merveilleuses visions remplacent la réalité. Ce sont habituellement des visions très exotiques. Les miennes, possiblement parce que je vis dans le Far East et que j'adore ça, m'amènent immédiatement sur une île tropicale. À ce moment, la noix de muscade commence à avoir les mêmes caractéristiques qu'une séance de LSD. Les visions et les rêves que l'on expérimente commencent à perdre leur continuité et arrivent en expériences non reliées entre elles. On peut trouver que sa propre enfance devient la réalité, sauf que c'est invariablement une enfance heureuse. Alors, ces visions vont continuer dans un tourbillon de couleurs inexplicables. Soudain, comme si elle provenait d'une distance de milliers de kilomètres, une musique se répandra avec tant de douceur, de lucidité et de couleurs qu'on s'y perd. […] Habituellement, la musique que vous êtes en train d'écouter provient de la radio de la prison. Parfois, tout comme la marijuana, on peut entendre une symphonie jouée de la manière la plus exquise alors qu'il n'y a aucune musique qui joue. Des voix, qui te parlent, font aussi parties de l'expérience.
Contrairement au LSD et à la marijuana – je parle seulement de mes propres expériences maintenant – lorsque quelqu'un m'adresse la parole et que je suis dans un coma de noix de muscade, je peux me ramener à la réalité et comprendre ce qu'il dit. Le seul problème, c'est qu'entre le moment où il pose sa question et ma réponse, on dirait qu'il se passe 10 minutes et que ma voix est très lente et lourde.
Le temps perd toute signification comme avec le LSD. On s'apprécie lorsque l'on est sur la noix de muscade, et on devient presque comme un enfant dans l'habileté de se comprendre soi-même et de se pardonner. L'usager devient très sensuel sous cette influence. Même si les effets durent de 24 à 36 heures, il a habituellement une érection la majorité du temps.
[…] Pour en revenir à la sensualité qu'on expérimente, les images sexuelles deviennent très intenses et palpitantes. Sans attention aucune au fait qu'un garde peut vous attraper, on peut se retrouver en train de caresser son pénis avec un grand plaisir jamais expérimenté auparavant. Peu après, il commence à se masturber et les images sexuelles deviennent tellement réelles qu'elles sont dans la cellule avec toi. On dirait que ça prend des heures et des heures avant l'orgasme final mais, pendant toutes ces heures, on a la sensation d'avoir un orgasme sauf qu'il n'y a aucune éjaculation. Si jamais l'éjaculation survient, elle semble aussi être prolongée pour au moins une heure et, même si la marijuana peut donner des sensations formidables durant une relation sexuelle, je ne connais rien qui crée un tel plaisir sexuel comme la noix de muscade. Je n'ai jamais eu de relation sexuelle sous son influence, mais je demeure convaincu que si un homme et une femme ressentent la même sensualité qu'un condamné a en prison en se masturbant sous son influence, un des deux deviendrait fou de plaisir.
Une autre similarité avec la marijuana qu'il est possible d'expérimenter avec la noix de muscade est le développement d'un appétit vorace, spécialement pour les bonbons. De la même manière que quelqu'un sous l'influence de la marijuana voudra manger n'importe quoi ('chuck-horrors'), de telle sorte que même une bouchée de pain sec goûte meilleur que le plus délicieux des mets du monde entier, la même chose survient avec la noix de muscade.
Je n'ai jamais eu de désir pour la nourriture avec le LSD sauf que, tout comme avec la noix de muscade, j'avais une soif immense pour les jus de fruits.
Que l'effet de la noix de muscade dure 24 ou 36 heures, on ne dort pas vraiment durant ce temps-là. Mais on est dans une hébétude ensommeillée et capable de faire taire tout les bruits détestables. Il ne semble pas être possible d'avoir froid lorsque l'on est sous son effet. Bien que les nuits dans le trou soit une horreur pour moi à cause du froid et que je n'avais pas de couvertures, pendant les nuits et les jours où un copain réussissait à me faire parvenir clandestinement de la noix de muscade, je ne sentais aucun inconfort. Pas plus qu'il ne m'importait d'être dans un endroit lumineux ou dans un endroit sombre. Les yeux sont clos et on voit la plupart des visions dans des couleurs érotiques de toute façon. Je pense que la plus grande ressemblance qu'a la noix de muscade par rapport au LSD est la sensation de reculer loin, très loin dans le temps, à des époques que l'on a seulement connu dans les livres. Une autre chose est la perte complète et l'absence de toute référence au temps tel que nous le connaissons.
Lorsque les effets de la drogue finissent par se dissiper, on tombe dans un sommeil de plomb. Mais le réveil est une torture. Les séquelles de la noix de muscade sont très douloureuses. Chaque os et chaque muscle du corps est douloureux comme si on avait la malaria. À eux seuls, les globes oculaires provoquent une douleur lancinante. Le nez coule sans cesse. Bien qu'en prison – à moins d'un confinement solitaire – il faille aller travailler à moins d'être tellement malade que c'est impossible, personne ne se fait porter malade par le docteur pour une gueule de bois à la noix de muscade. […] Il faut alors se trouver un coin tranquille et essayer de se masser les jambes, les épaules et les bras. Je pense que ceci entre en compte dans le fait que très peu de prisonniers se gâtent ainsi. Lorsque vous le faites, vous vous arrangez pour que ce soit la fin de semaine.
Étrangement, vous voyez rarement un accro aux drogues narcotiques ou un alcoolique faire une rechute à cause de la noix de muscade en prison. C'est habituellement ceux qui ont fumé beaucoup de hashish ou de la marijuana, c'est le plus proche qu'ils ont trouvé pour parvenir au même effet. Je n'ai jamais connu personne qui en utilisait quotidiennement et qui était accro; je n'ai jamais vu personne en consommer à l'extérieur [de la prison].