Les lois du Québec protégées comme un roman
Billet originalement publié sur le Huffington Post.
Une association de locataires se trouverait dans l'illégalité si elle envoyait une copie de la loi sur le bâtiment à ses membres. Dans le même esprit, un auteur dont le livre porterait sur une loi ne pourrait pas inclure celle-ci dans son ouvrage. Il est en effet illégal de copier et de redistribuer une loi du gouvernement du Québec. En d'autres mots, les textes de loi du Québec sont protégés de la même façon qu'un roman de Michel Tremblay.
Pour recopier et distribuer une loi du Québec, il faut obtenir la permission écrite du gouvernement du Québec. Cette permission sera accordée, au cas par cas, moyennant certains frais et le respect des contraintes.
J'ai découvert cela en travaillant sur l'historique du texte de la Charte de la langue française (CLF). En 2015, je désirais en effet créer un dépôt incluant toutes les versions de la CLF, pour qu'il soit possible de comparer l'évolution historique du texte de loi en juxtaposant n'importe quelle version côte à côte. Il n'existait à ce moment aucun outil permettant de le faire et, comme cette loi est fondamentale pour l'histoire et l'identité québécoise, je désirais donner un tel outil aux Québécois (Note : le site LégisQuébec a été lancé pendant les 15 mois qu'ont duré mes échanges avec le gouvernement visant à libérer les lois du Québec. Bien que ce site présente certaines fonctionnalités que je désirais mettre en ligne, il ne les contient pas toutes, sans compter que toute reproduction est interdite).
Modifications de l'Article 58 de la CLF
Après plusieurs centaines d'heures de travail à recréer les versions des lois (il y a près d'une quarantaine de versions) en me basant sur la Gazette officielle du Québec, j'ai contacté les responsables du droit d'auteur du gouvernement du Québec pour connaître les conditions sous lesquelles il serait possible de mettre en ligne les versions de la CLF, afin que tous les internautes aient la liberté de :
- lire toutes les versions de la loi ;
- de copier toutes les versions de la loi ;
- d'étudier toutes les versions de la loi ;
- d'analyser, d'extraire et de redistribuer toutes les versions de la loi.
On m'informa que les frais reliés à cette demande s'élevaient à 450,00 $ plus taxes (50 $ par tranche de cinq ans, pour la période de 1977 à 2022). Je devrais aussi mentionner qu'il ne s'agissait pas d'une version officielle de la loi et que celle-ci est disponible sur le site Web des Publications du Québec. Les deux conditions me semblèrent sensées, mais les coûts, excessifs. En outre, les conditions de redistribution sont aussi strictes que celles du gouvernement du Québec : il est impossible d'étudier les différentes versions pour en faire des publications ou encore pour illustrer un aspect particulier des modifications de la CLF.
À la réception de ces conditions, j'étais outré. Il me fallait payer pour publier les versions d'une loi de mon gouvernement, financé par mes impôts (ainsi que ceux de mes parents et de mes grands-parents) et régissant notre environnement linguistique. Et ceci est vrai pour tous les lois et règlements du Québec ! Comment peut-on étudier et comprendre le contexte légal qui nous régit si on doit d'abord obtenir l'approbation du gouvernement, et par la suite payer pour l'étudier !?
Afin de pallier cette absurdité, le gouvernement du Canada a de son côté émis un décret en 1997 où il est notamment écrit qu'Attendu que, pour une société démocratique, il est d'une importance fondamentale que les textes constituant son droit soient largement diffusés et que ses citoyens y aient libre accès ; […]:
Toute personne peut, sans frais ni demande d'autorisation, reproduire les textes législatifs fédéraux, ainsi que leur codification, les dispositifs et motifs des décisions des tribunaux judiciaires et administratifs de constitution fédérale, pourvu que soient prises les précautions voulues pour que les reproductions soient exactes et ne soient pas présentées comme version officielle.
Vingt ans plus tard, le gouvernement du Québec n'a toujours pas conclu que l'accès aux lois est d'une importance fondamentale dans une société démocratique.
Pensant que c'était simplement par ignorance que le gouvernement du Québec agissait ainsi, j'ai contacté le bureau du ministre responsable de la Protection et de la Promotion de la langue française (Luc Fortin) pour lui expliquer la situation. Son ministère a confirmé que le droit d'auteur s'appliquait dans sa pleine puissance pour les lois du Québec et qu'il ne pouvait rien y faire. Comme je refusais de croire que le gouvernement du Québec restreignait consciemment l'accès aux lois, j'ai persévéré et contacté la ministre responsable de l'Accès à l'information et de la Réforme des institutions démocratiques (Rita de Santis). Dans une réponse invoquant la répartition des pouvoirs de la loi constitutionnelle de 1867 (!), son bureau a également confirmé que le gouvernement du Québec a le droit de contrôler ses textes de loi comme il le fait, ce que je n'avais d'ailleurs jamais mis en doute.
Cependant, le bureau de Mme de Santis a également indiqué que le Centre de services partagés du Québec, qui est responsable des droits d'auteur du gouvernement du Québec, conjointement avec le ministère de la Culture et des Communications et le Secrétariat du Conseil du trésor, effectuait présentement des travaux de révision des Normes en matière d'acquisition, d'utilisation et de gestion de droits d'auteur des documents détenus par le gouvernement, les ministères et les organismes publics désignés par le gouvernement. Ces normes, qui m'empêchent de partager l'historique de la CLF avec mes concitoyens, devraient donc être revues au cours de la prochaine année financière.
Mais de quelle manière ces normes seront-elles revues ? Est-ce que le gouvernement du Québec suivra le gouvernement du Canada, pour qui le libre accès aux lois fait partie d'une société démocratique, et laissera les citoyens accéder et étudier librement les textes de loi ? Ou optera-t-il pour une version édulcorée de leur présent contrôle, par exemple en laissant tomber les frais, mais en exigeant l'obtention d'une permission du gouvernement ?
D'ici là, et nonobstant les grands discours du gouvernement du Québec sur le gouvernement ouvert et transparent, les versions de la CLF sont légalement contraintes à demeurer sur mon ordinateur.